L’orléanisme, ou le “moment Guizot”, juste milieu entre révolution et réaction

Mouvement Démocrate
8 min readAug 12, 2021

Au XIXe siècle, une question se pose de manière aiguë, de la fin de l’Empire jusqu’à la naissance de la République et l’adoption du suffrage universel en 1848 : Comment définir et légitimer la souveraineté nationale ? A qui revient désormais la souveraineté ?

Le groupe des Doctrinaires : un centre introuvable

Le petit groupe des Doctrinaires — des hommes dans l’opposition sous la Restauration nommés ainsi en raison de leur penchant pour le combat des idées –, réfléchit à cette équation nouvelle. Associées à une expérience politique marquée du sceau de l’échec, les idées de Guizot, Charles de Rémusat, Pierre Royer-Collard, Prosper de Barante, ou Victor de Broglie sont aujourd’hui assez mal connues.

Or, dans les contradictions du libéralisme doctrinaire, on peut trouver une source intéressante de réflexions pour une pensée libérale contemporaine qui se réclame trop souvent d’une filiation sélective, bien fléchée. Hobbes, Locke, Constant ou John Stuart Mill seraient ainsi d’estimables Pères fondateurs, tandis que l’étrangeté de Guizot le placerait définitivement en marge.

Assiégé d’un côté par le conservatisme des ultra-royalistes, qui désirent le retour à l’Ancien Régime, de l’autre par les idées socialistes encouragées par l’émergence de la démocratie, le libéralisme doctrinaire a farouchement combattu sur les deux fronts pour s’imposer. Un ouvrage de référence sur les doctrinaires, Liberalism under siege (Aurelian Craiutu, 2006) porte un titre qui rend bien compte de cette résistance. Dans la traduction française, chez Plon, il s’intitule Le Centre introuvable. L’accent est ainsi mis sur l’importance qu’il y a à faire retour aujourd’hui sur les Doctrinaires.

Ce type de libéralisme, communément tenu pour archaïque, contient en effet des intuitions d’une étonnante vitalité. Ainsi de l’importance qu’il convient d’accorder aux grands groupes d’intérêts, de la liaison intime que le gouvernement doit entretenir avec la société, ou de la laïcisation du politique. Le libéralisme doctrinaire, également appelé orléaniste, voit dans la puissance étatique le meilleur garant des libertés. Il s’agit véritablement d’un libéralisme « par l’État ». De manière significative, il ne s’attache pas à défendre la liberté de l’individu singulier, mais celle des groupes sociaux. Où la société se définit par l’ensemble des forces qui la composent. Dans la vision doctrinaire, le gouvernement et la société se trouvent intimement liés, comme transparents l’un à l’autre. Le pouvoir a dès lors la responsabilité de répondre aux besoins et autres attentes de la société. Se profile ici l’idée, toujours plus répandue de nos jours, d’une nécessaire légitimation du politique par le social.

Les Doctrinaires ont défendu le suffrage censitaire, ils ont été les adversaires de la démocratie, les promoteurs de la classe moyenne, les chantres de l’esprit bourgeois. Certaines de leurs idées et intuitions ont pourtant essaimé jusqu’à nos jours.

Ainsi, l’idée de la légitimation par le social se retrouve aujourd’hui jusque dans le courant social-démocrate, à gauche. De même, l’importance que les Doctrinaires accordent aux groupes d’intérêts correspond aux évolutions de la société actuelle. La manière dont ces penseurs mettent l’accent sur le rôle de l’État, sur le mode de compréhension qu’il lui faut instaurer avec le corps social, leur promotion de l’éducation comme facteur de progrès constitue une leçon politique particulièrement éclairante pour notre démocratie libérale.

François Guizot : la souveraineté de la raison

François Guizot

Au sein du groupe doctrinaire, François Guizot, penseur extrêmement singulier, occupe une place à part. Tout ensemble ministre sous la Monarchie de Juillet, historien, journaliste, théoricien politique, Guizot élabore une réflexion ferme, résolument tournée vers l’action. Il s’agit, pour reprendre une formule de Pierre Manent (« François Guizot : le libéralisme de gouvernement », dans Histoire intellectuelle du libéralisme en dix leçons, Paris, Calmann-Lévy, 1987) de « délivrer le libéralisme des habitudes oppositionnelles qui l’envoûtaient, et de le rendre gouvernant ».

Pour Guizot, le libéralisme de gouvernement doit correspondre à l’état d’électricité qui anime la société tout entière. Il nie en effet la séparation de la société et de l’État, qui est pourtant au fondement de l’idée libérale. Aussi conçoit-il le pouvoir et la société naissant ensemble de « la supériorité sentie et acceptée » (Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France, Paris, Belin, 1988 (1re éd. : 1821), chapitre « Des opinions nationales en France »). Un certain mystère, sorte de religiosité laïque, entoure ce sentiment de reconnaissance qui induit naturellement l’obéissance. Pour Guizot, le pouvoir est une chose essentiellement naturelle et bonne. Suivant sa pente naturelle, il va de son propre mouvement aux hommes qui se révèlent les plus dignes et les plus capables de l’exercer. La pensée doctrinaire rompt ainsi avec la conception libérale du pouvoir comme artifice. Le « véritable et le seul contrat social » n’est pas, selon Guizot, le fruit du consentement entre les hommes, il n’est d’ailleurs pas un contrat, mais ce lien social que tisse quasi magiquement « la supériorité sentie et acceptée ».

Dans ces conditions, le gouvernement fonctionne comme une entreprise de discernement, la représentation étant ce procédé naturel à même d’extraire de la société la raison publique qui seule à droit de la gouverner. Toujours à prouver, la légitimité du pouvoir réside dans la compréhension que le gouvernement a du peuple gouverné. Ce refus d’accorder au pouvoir la souveraineté de droit est proprement libéral.

Pour les Doctrinaires, gouverner consiste véritablement à s’insérer dans un système de besoins, d’intérêts et d’opinions, à saisir la société de manière intime. Une telle intuition sociologique possède une grande puissance. Entre le portrait de la société esquissé par Guizot et les descriptions des évolutions démocratiques que peindra Tocqueville, un lien se tisse. Dans ses écrits les plus nuancés, Des moyens de gouvernement et d’opposition en particulier, Guizot s’attache en effet à comprendre cette société mobile, en mutation, qu’il appelle « la France nouvelle ». C’est un appel à la force de la société que Guizot donne alors. Que les Doctrinaires aient défendu les moyens de publicité, et la liberté de la presse constitue un aspect de leur œuvre qui est souvent oublié. Dans certains passages, la pensée sociologique de Guizot annonce même Marx, notamment dans l’idée de l’interpénétration de la société et du pouvoir, ou dans la vision d’une société formée de classes sociales. Marx admirait d’ailleurs Guizot.

L’œuvre éducative de François Guizot

Aujourd’hui, le jeune Guizot des années 1820, sous la Restauration, demeure assez méconnu. Nous sommes plus familiers avec le François Guizot de la Monarchie de Juillet, celui des années 1830, qui a pratiqué l’exercice du pouvoir. C’est d’ailleurs la première fois que le libéralisme sort de sa position d’opposant pour se trouver en situation de gouverner. Et c’est bien un libéralisme de gouvernement, par l’Etat, que s’efforce d’élaborer Guizot.

L’œuvre de la Monarchie de Juillet en matière d’éducation est loin d’être négligeable : on doit notamment aux doctrinaires le développement de l’instruction primaire (loi de 1833), la mise en place de salles d’asiles pour les petits enfants (préfiguration de l’école maternelle), la réorganisation de l’Ecole normale, l’organisation d’une administration structurée du système d’instruction publique. Toutefois, le système éducatif ne s’est pas seulement révélé sélectif mais « exclusif ».

Aux yeux de Guizot : Les hommes politiques doivent être compétents, seuls des électeurs instruits peuvent choisir judicieusement leurs représentants, il faut donc que l’éducation soit diffusée le plus largement possible, le développement des facultés intellectuelles au sein de la société étant un bien pour la vie politique du pays.

Mais, selon Guizot, le potentiel que chacun a de s’élever dépend étroitement de sa condition sociale. Les dispositions seraient véritablement conditionnées par la position au sein de la société. C’est là un point névralgique dans la pensée des doctrinaires. Comment soutenir dans le même temps que l’on n’entend faire droit qu’au mérite, et que les hommes capables se trouvent appartenir comme par hasard à la même couche sociale ? Le raisonnement de Guizot est ici tout rhétorique. Que les plus capables, les plus intelligents soient précisément de riches bourgeois est pour lui un fait naturel, une donnée dont il faut prendre acte. Seulement, ce n’est pas en vertu de leur statut social que ces hommes-là seraient tenus pour plus instruits et mériteraient de gouverner ou de voter. Tout à l’inverse, c’est uniquement parce qu’ils apprennent mieux, qu’ils comprennent mieux, qu’ils se distinguent naturellement des autres. Notamment dans ses ouvrages théoriques, Guizot se défend de vouloir instaurer une simple domination de classe, soulignant à l’envi que la souveraineté n’appartient en droit à personne :

“Mais quand l’origine confère le droit, il est, comme cette origine même, un fait simple, constant et qui n’a pas besoin d’être prouvé. Le pouvoir aristocratique est, de sa nature, primitif, inaliénable et dispensé de prouver sa légitimité. Ce sont là les signes auxquels se révèle l’usurpation de la souveraineté de droit.” (Philosophie politique : de la souveraineté, op.cit., 26 « Du gouvernement aristocratique »)

La souveraineté ne saurait, pour Guizot, découler d’une origine aussi brute et arbitraire que la naissance. Il y a quelque correspondance entre la vision aristocratique et celle de Guizot, qui ne peut s’empêcher, lui non plus, de lier étroitement l’intelligence, la sensibilité et la beauté. Seulement, il prétend que ces qualités doivent, à chaque moment, se prouver, et ne tiennent aucunement au simple événement de la naissance, situation qui s’impose d’entrée de jeu et qui ne témoigne d’aucun mérite particulier. L’ambiguïté de Guizot tient à ce qu’il lie néanmoins toutes ces qualités à l’environnement immédiat de l’enfant, soit à son milieu socio-culturel. Si l’on suit sa logique jusqu’au bout, sa pensée demeure anti-démocratique. S’il ne croyait pas dans une méritocratie aussi ouverte que celle de Jules Ferry plus tard, Guizot a pourtant œuvré concrètement pour améliorer le système éducatif. Et, lorsque l’on s’interroge sur les difficultés à instaurer l’égalité des chances, certaines de ses analyses sont intéressantes, même si nous apportons des réponses bien différentes.

Par bien des aspects, la pensée de Guizot nous est aujourd’hui étrangère. Ecarté du pouvoir après la révolution de 1848, aigri, il rêve toujours d’une “aristocratie véritable” chimérique, fustigeant une démocratie qu’il nomme désormais “démolâtrie”. Mais, par d’autres côtés, les idées du jeune Guizot des années 1820 ont des résonances fortes avec la pensée du centre. Ses intuitions sur la légitimation par le social, sur l’importance des groupes d’intérêt ou sur le rôle structurant de l’Etat demeurent vivaces en France au XXesiècle. Valéry Giscard d’Estaing, président de la République de 1974 à 1981, s’en réclamera quand il prétendra ausculter le “pays réel”. L’intuition qui relie intimement le pouvoir à la connaissance des besoins et opinions de la société vient directement de François Guizot. Et c’est là une intuition chère aux centristes. La recherche d’une souveraineté guidée, autant que possible, par la raison, est également un objectif que le centre poursuit. La “France nouvelle” doit puiser dans la société civile des forces vives, doit accorder une place prépondérante à l’éducation, doit écouter le pays réel, doit parier sur le progrès.

--

--